54 Assignment: Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (Promenade 3)



Je deviens vieux en apprenant toujours.

Solon répétoit souvent ce vers dans sa vieillesse Il a un sens dans lequel je pourrois le dire aussi dans la mienne ; mais c’est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l’expérience m’a fait acquérir : l’ignorance est encore préférable. L’adversité sans doute est un grand maître ; mais ce maître fait payer cher ses leçons, & souvent le profit qu’on en retire ne vaut pas le prix qu’elles ont coûté. D’ailleurs avant qu’on ait obtenu tout cet acquis par des leçons si tardives, l’à-propos d’en user se passe. La jeunesse est le temps d’étudier la sagesse ; la vieillesse est le temps de la pratiquer. L’expérience instruit toujours, je l’avoue ; mais elle ne profite que pour l’espace qu’on a devant soi. Est-il temps au moment qu’il faudroit mourir d’apprendre comment on aurait dû vivre ?

Eh! que me servent des lumières si tard & si douloureusement acquises sur ma destinée & sur les passions d’autrui dont elle est l’œuvre ! Je n’ai appris à mieux connaître les hommes que pour mieux sentir la misère où ils m’ont plongé, sans que cette connaissance en me découvrant tous leurs piéges m’en ait pu faire éviter aucun. Que ne suis-je resté toujours dans cette imbécile mais douce confiance qui me rendit durant tant d’années la proie & le jouet de mes bruyants amis, sans qu’enveloppé de toutes leurs trames j’en eusse même le moindre soupçon ! J’étais leur dupe & leur victime, il est vrai, mais je me croyois aimé d’eux, & mon cœur jouissait de l’amitié qu’ils m’avaient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont détruites. La triste vérité que le temps & la raison m’ont dévoilée, en me faisant sentir mon malheur, m’a fait voir qu’il était sans remède & qu’il ne me restait qu’à m’y résigner. Ainsi toutes les expériences de mon âge sont pour moi dans mon état sans utilité présente, & sans profit pour l’avenir.

Nous entrons en lice à notre naissance, nous en sortons à la mort. Que sert d’apprendre à mieux conduire son char quand on est au bout de la carrière ? Il ne reste plus à penser alors que comment on en sortira. L’étude d’un vieillard, s’il lui en reste encore à faire, est uniquement l’apprendre à mourir, & c’est précisément celle qu’on fait le moins à mon âge ; on y pense à tout, hormis à cela. Tous les vieillards tiennent plus à la vie que les enfans, & en sortent de plus mauvaise grace que les jeunes gens. C’est que tous leurs travaux ayant été pour cette vie, ils voient à sa fin qu’ils ont perdu leurs peines. Tous leurs soins, tous leurs biens, tous les fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout quand ils s’en font. Ils n’ont songé à rien acquérir durant leur vie qu’ils pussent emporter à leur mort.


Je me suis dit tout cela quand il était temps de ne le dire, & si je n’ai pas mieux su tirer parti de mes réflexions, ce n’est pas faute de les avoir faites à temps, & de les avoir bien digérées. Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre, & que je n’y parviendrois jamais à l’état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n’y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l’espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m’était étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille ou je pusse me fixer.

Ce sentiment, nourri par l’éducation dès mon enfance & renforcé durant toute ma vie par ce long tissu de misères & d’infortunes qui l’a remplie, m’a fait chercher dans tous les temps à connaître la nature & la destination de mon être avec plus d’intérêt & de soin que je n’en ai trouvé dans aucun autre homme. J’en ai beaucoup vu qui philosophaient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur était pour ainsi dire étrangere. Voulant être plus savants que d’autres, ils étudiaient l’univers pour savoir comment il était arrangé, comme ils auraient étudié quelque machine qu’ils auraient apperçue, par pure curiosité. Ils étudiaient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se connaître ; ils travaillaient pour instruire les autres, mais non pas pour s’éclairer en-dedans. Plusieurs d’entr’eux ne voulaient que faire un livre, n’importait quel, pourvu qu’il fût accueilli. Quand le leur était fait & publié, son contenu ne les intéressait plus en aucune sorte, si ce n’est pour le faire adopter aux autres & pour le défendre au cas qu’il fût attaqué, mais du reste sans en rien tirer pour leur propre usage, sans s’embarrasser même que ce contenu fût faux ou vrai, pourvu qu’il ne fût pas réfuté. Pour moi quand j’ai desiré d’apprendre, c’était pour savoir moi-même & non pas pour enseigner ; j’ai toujours cru qu’avant d’instruire les autres il fallait commencer par savoir assez pour soi, & de toutes les études que j’ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes, il n’y en a guère que je n’eusse faite également seul dans une île déserte où j’aurais été confiné pour le reste de mes jours. Ce qu’on doit faire dépend beaucoup de ce qu’on doit croire, & dans tout ce qui ne tient pas aux premiers besoins de la nature, nos opinions sont la règle de nos actions. Dans ce principe qui fut toujours le mien, j’ai cherché souvent & long-temps pour diriger l’emploi de ma vie, à connaître sa véritable fin, & je me suis bientôt consolé de mon peu d’aptitude à me conduire habilement dans ce monde, en sentant qu’il n’y fallait pas chercher cette fin.


Né dans une famille où régnaient les mœurs & la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse & de religion, j’avois reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d’autres diraient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore, & livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l’espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique ; mais je demeurai toujours chrétien, & bientôt gagné par l’habitude mon cœur s’attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de Madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier, renforcerent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentimens affectueux, & me rendirent dévot presque à la manière de Fénelon. La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’Auteur des choses, & à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit & la cause de tout ce qu’il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde, je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout, & jeta l’indifférence & le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune & aux honneurs. Incertain dans mes inquiets desirs, j’espérais peu, j’obtins moins, & je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher, je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide sans en savoir démêler l’objet. Ainsi tout contribuait à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devaient m’y rendre touta à fait étranger. Je parvins jusqu’à l’âge de quarante ans flottant entre l’indigence & la fortune, entre la sagesse & l’égarement, plein de vices d’habitude sans aucun mauvais penchant dans le cœur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, & distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connoître.


Dès ma jeunesse j’avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir, & celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint & dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir, & de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m’occuper de l’avenir. Le moment venu, j’exécutai ce projet sans peine, & quoiqu’alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe, j’y renonçai non seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l’incurie & au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant & mon penchant le plus durable. Je quittai le monde & ses pompes, je renonçai à toutes parures, plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, & mieux que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupidités & les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. Je renonçai à la place que j’occupais alors, pour laquelle je n’étais nullement propre, & je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle j’avais eu toujours un goût décidé.

Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre plus pénible sans doute, mais plus nécessaire dans les opinions, & résolu de n’en pas faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévere qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort.

Une grande révolution qui venoit de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes, dont sans prévoir encore combien j’en serais la victime, je commençais à sentir l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avait atteint que j’en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j’en venais de passer la plus belle moitié, tout m’obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtems le besoin. Je l’entrepris donc, & je ne négligeai rien de ce qui dépendait de moi pour bien exécuter cette entreprise.

C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde, & ce goût vif pour la solitude, qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. L’ouvrage que j’entreprenais ne pouvait s’exécuter que dans une retraite absolue ; il demandait de longues & paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre dont ensuite je me trouvai si bien, que ne l’ayant interrompue depuis lors que par force & pour peu d’instants, je l’ai reprise de tout mon cœur & m’y suis borné sans peine, aussitôt que je l’ai pu, & quand ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avoient plus fait pour mon bonheur que je n’avais su faire moi-même.


Jean-Jacques Rousseau, par Allan Ramsay (1766)
Jean-Jacques Rousseau, par Allan Ramsay (1766)

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