251 Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (Promenade 3)

Dès ma jeunesse j’avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir, & celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint & dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir, & de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m’occuper de l’avenir. Le moment venu, j’exécutai ce projet sans peine, & quoiqu’alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe, j’y renonçai non seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l’incurie & au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant & mon penchant le plus durable. Je quittai le monde & ses pompes, je renonçai à toutes parures, plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, & mieux que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupidités & les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. Je renonçai à la place que j’occupais alors, pour laquelle je n’étais nullement propre, & je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle j’avais eu toujours un goût décidé.

Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre plus pénible sans doute, mais plus nécessaire dans les opinions, & résolu de n’en pas faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévere qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort.

Une grande révolution qui venoit de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes, dont sans prévoir encore combien j’en serais la victime, je commençais à sentir l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avait atteint que j’en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j’en venais de passer la plus belle moitié, tout m’obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtems le besoin. Je l’entrepris donc, & je ne négligeai rien de ce qui dépendait de moi pour bien exécuter cette entreprise.

C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde, & ce goût vif pour la solitude, qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. L’ouvrage que j’entreprenais ne pouvait s’exécuter que dans une retraite absolue ; il demandait de longues & paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre dont ensuite je me trouvai si bien, que ne l’ayant interrompue depuis lors que par force & pour peu d’instants, je l’ai reprise de tout mon cœur & m’y suis borné sans peine, aussitôt que je l’ai pu, & quand ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avoient plus fait pour mon bonheur que je n’avais su faire moi-même.

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