250 Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (Promenade 3)

Né dans une famille où régnaient les mœurs & la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse & de religion, j’avois reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d’autres diraient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore, & livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l’espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique ; mais je demeurai toujours chrétien, & bientôt gagné par l’habitude mon cœur s’attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de Madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier, renforcerent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentimens affectueux, & me rendirent dévot presque à la manière de Fénelon. La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’Auteur des choses, & à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit & la cause de tout ce qu’il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde, je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout, & jeta l’indifférence & le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune & aux honneurs. Incertain dans mes inquiets desirs, j’espérais peu, j’obtins moins, & je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher, je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide sans en savoir démêler l’objet. Ainsi tout contribuait à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devaient m’y rendre touta à fait étranger. Je parvins jusqu’à l’âge de quarante ans flottant entre l’indigence & la fortune, entre la sagesse & l’égarement, plein de vices d’habitude sans aucun mauvais penchant dans le cœur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, & distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connoître.

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