67 Assignment: Les Liaisons dangereuses, Lettre 81



La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! & vous voulez m’enseigner, me conduire ! Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles ! Etre orgueilleux & faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens & juger de mes ressources ! Au vrai, Vicomte, vos conseils m’ont donné de l’humeur, & je ne puis vous le cacher.


Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Présidente, vous m’étaliez comme un triomphe d’avoir déconcerté un moment cette femme timide & qui vous aime, j’y consens ; d’en avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris & vous le passe. Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous espériez la dérober à mon attention, en me flattant de l’effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brûlent de se voir, & qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l’ardeur de ce désir ; je le veux bien encore. Qu’enfin vous vous autorisiez de ces actions d’éclat, pour me dire d’un ton doctoral, qu’il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu’à les raconter ; cette vanité ne me nuit pas, & je la pardonne. Mais que vous puissiez croire que j’ai besoin de votre prudence, que je m’égarerais en ne déférant pas à vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une fantaisie ! en vérité, Vicomte, c’est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous !


Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles à surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à vous ? Une belle figure, pur effet du hasard ; des grâces, que l’usage donne presque toujours ; de l’esprit à la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès ; si je ne me trompe, voilà tous vos moyens : car pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n’exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l’art de faire naître ou de saisir l’occasion d’un scandale.

Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi : mais quelle femme n’en aurait pas plus que vous ? Eh ! votre Présidente vous mène comme un enfant.

Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, & votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage !

Supposons, j’y consens, que vous mettiez autant d’adresse à nous vaincre que nous à nous défendre ou à céder, vous conviendrez au moins qu’elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve : ce n’est pas à vous que sa durée importe.

En effet, ces liens réciproquement donnés & reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre : heureuses encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon humiliant, & ne faites pas de l’idole de la veille la victime du lendemain !

Mais qu’une femme infortunée sente la première le poids de sa chaîne, quels risques n’a-t-elle pas à courir, si elle tente de s’y soustraire, si elle ose seulement la soulever ? Ce n’est qu’en tremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur repousse avec effort. S’obstine-t-il à rester, ce qu’elle accordait à l’amour, il faut le livrer à la crainte : “Ses bras s’ouvrent encor quand son cœur est fermé”. Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité ; & comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en manquer ?

Sans doute vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendues triviales. Si pourtant vous m’avez vue, disposant des événements & des opinions, faire de ces hommes si redoutables les jouets de mes caprices ou de mes fantaisies ; ôter aux uns la volonté de me nuire, aux autres la puissance ; si j’ai su tour à tour, & suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi “ces tyrans détrônés devenus mes esclaves” ; si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conservée pure, n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe & maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi ?


Ah ! gardez vos conseils & vos craintes pour ces femmes à délire, & qui se disent à sentiments, dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour & l’amant ; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l’unique dépositaire ; et, vraies superstitieuses, ont pour le prêtre, le respect & la foi qui n’est dû qu’à la divinité.

Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire quitter.

Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, & dont l’amour s’empare si facilement de toute l’existence ; qui sentent le besoin de s’en occuper encore, même alors qu’elles n’en jouissent pas ; & s’abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres brûlantes, si douces, mais si dangereuses à écrire ; & ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause : imprudentes, qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur !

Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites & manquer à mes principes ? je dis mes principes, & je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen & suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, & je puis dire que je suis mon ouvrage.


François Boucher, La Marquise de Pompadour
François Boucher, La Marquise de Pompadour

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