98 Assignment: Pascal Quignard, La haine de la musique (fragm. des “Larmes de saint Pierre”)



Nous entourons de linges une nudité sonore extrêmement blessée, infantile, qui reste sans expression au fond de nous. Ces linges sont de trois sortes : les cantates, les sonates, les poèmes.

Ce qui chante, ce qui sonne, ce qui parle.

À l’aide de ces linges, de même que nous cherchons à soustraire à l’oreille d’autrui la plupart des bruits de notre corps, nous soustrayons à notre propre oreille quelques sons et quelques gémissements plus anciens.

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Mousikè – dit un vers d’Hésiode – verse des petites libations d’oubli sur Ie chagrin. Le chagrin est à l’âme dans laquelle se déposent Ies souvenirs ce que Ia lie est à l’amphore qui contient Ie vin. Tout ce que nous pouvons souhaiter, c’est qu’elle repose. En Grèce ancienne, la mousa de la mousikè avait pour nom Érato. Elle était une prophétesse de Pan, Ie dieu de la panique, voyageant dans Ia transe sous l’effet de Ia boisson et de la consommation de chair humaine. Les chamans étaient inspirés par les bêtes, les prêtres par les hommes immolés, Ies aèdes par les muses. Ce sont toujours des victimes. Les oeuvres, quelque modernes qu’elles se prétendent, sont toujours plus inactuelles que Ie temps qui les accueille ou qui Ies rebute. Toujours, elles sont inspirées par des « paniquées ». Les paniquées, accompagnées des thyrses chamaniques, des flûtes de Pan et des chants rauques mimétiques, en latin les bacchatio, consistaient à mettre à mort un jeune homme en Ie déchirant vivant et en Ie mangeant cru aussitôt. Orphée est mangé cru. La muse Euterpe porte à sa bouche une flûte. Aristote dit dans la Politique que Ia muse a la bouche occupée et les mains occupées exactement comme une prostituée qui regonfle à l’aide de ses lèvres et de ses doigts la physis de son client afin de Ia dresser au bas de son ventre, en sorte qu’il émette sa semence. Les oeuvres (Ies opera) ne sont pas le fait des hommes libres. Tout ce qui opère est occupé. C’est la «préoccupation» du chagrin. En français Ie «souci ». C’est Ie dépot dans l’amphore : Ie cadavre, Ie mort qui est propre au vin.


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