249 Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (Promenade 3)

Je me suis dit tout cela quand il était temps de ne le dire, & si je n’ai pas mieux su tirer parti de mes réflexions, ce n’est pas faute de les avoir faites à temps, & de les avoir bien digérées. Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre, & que je n’y parviendrois jamais à l’état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n’y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l’espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m’était étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille ou je pusse me fixer.

Ce sentiment, nourri par l’éducation dès mon enfance & renforcé durant toute ma vie par ce long tissu de misères & d’infortunes qui l’a remplie, m’a fait chercher dans tous les temps à connaître la nature & la destination de mon être avec plus d’intérêt & de soin que je n’en ai trouvé dans aucun autre homme. J’en ai beaucoup vu qui philosophaient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur était pour ainsi dire étrangere. Voulant être plus savants que d’autres, ils étudiaient l’univers pour savoir comment il était arrangé, comme ils auraient étudié quelque machine qu’ils auraient apperçue, par pure curiosité. Ils étudiaient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se connaître ; ils travaillaient pour instruire les autres, mais non pas pour s’éclairer en-dedans. Plusieurs d’entr’eux ne voulaient que faire un livre, n’importait quel, pourvu qu’il fût accueilli. Quand le leur était fait & publié, son contenu ne les intéressait plus en aucune sorte, si ce n’est pour le faire adopter aux autres & pour le défendre au cas qu’il fût attaqué, mais du reste sans en rien tirer pour leur propre usage, sans s’embarrasser même que ce contenu fût faux ou vrai, pourvu qu’il ne fût pas réfuté. Pour moi quand j’ai desiré d’apprendre, c’était pour savoir moi-même & non pas pour enseigner ; j’ai toujours cru qu’avant d’instruire les autres il fallait commencer par savoir assez pour soi, & de toutes les études que j’ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes, il n’y en a guère que je n’eusse faite également seul dans une île déserte où j’aurais été confiné pour le reste de mes jours. Ce qu’on doit faire dépend beaucoup de ce qu’on doit croire, & dans tout ce qui ne tient pas aux premiers besoins de la nature, nos opinions sont la règle de nos actions. Dans ce principe qui fut toujours le mien, j’ai cherché souvent & long-temps pour diriger l’emploi de ma vie, à connaître sa véritable fin, & je me suis bientôt consolé de mon peu d’aptitude à me conduire habilement dans ce monde, en sentant qu’il n’y fallait pas chercher cette fin.

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